Chevauchée folle

« Je sais que l’heure est grave, hurla Carmin entre deux à-coups, mais ne pourrions-nous pas nous arrêter un instant ? »

Incapable de révéler la véritable raison de sa demande, il continua de serrer les dents. Chaque fois que la selle de sa monture heurtait son séant, il étouffait une plainte rauque. Chevaucher ne faisait pas partie de ses habitudes. Encore moins à cette vitesse, et en pleine nuit. Cette situation périlleuse ne semblait pourtant pas effrayer Varnille, qui talonna davantage les flancs de son animal. Contre toute attente, l’allure augmenta, au grand dam du farceur peu disposé à plaisanter.

Il pressa les doigts plus fermement que jamais autour des rênes, et accusa la nouvelle côte rocheuse. Pour chaque minute de cette cavalcade, Carmin voyait sa mort survenir une bonne vingtaine de fois. Les sabots de sa monture ne cessaient de glisser sur les cailloux. Il savait pertinemment que s’il devait chuter, rien ne l’empêcherait d’éviter que son crâne vienne percuter le sol. Ce feu qui semblait poursuivre Varnille ne s’éteindrait qu’une fois Argogue ralliée, et les révélations du duc transmises.

Une pensée en guidant une autre, il se revit entrer par la fenêtre de cet hôtel à Kopangne. Cinq hommes, cinq cadavres, entouraient la soldate, dont l’arme dégoulinait de sang. Carmin s’était figé devant ce spectacle tandis que Varnille, avec empressement et sans remords, avait rejoint le duc pour le libérer de ses liens. Celui que l’on nommait autrefois le dragon d’Arméant ne ressemblait plus qu’à un pauvre bougre désarticulé, sans courage ni fierté, couvert de blessures et d’hématomes. Voir ainsi le sujet de ses nombreuses plaisanteries, l’adversaire forcé de son jeu, la cible parfaite de ses joyeusetés, abattit Carmin. Il regretta chacune de ses actions à son encontre.

L’ancien digne dirigeant de la ville avait répondu à toutes leurs questions, sans rien omettre de ses propres plans pour le roi Renouille. Et Varnille l’avait écouté avant d’ouvrir de grands yeux en découvrant l’existence d’un dénommé Yarflel, originaire d’un archipel inconnu. Ce fut cette révélation et son lien avec d’obscurs pouvoirs qui la foudroya et les obligea à fuir. Et à voler des chevaux.

Elle avait beau lui promettre de revenir pour rembourser les propriétaires, ils en étaient déjà au troisième  »emprunt ».

« Je réitère, nous devrions faire une pause. Au moins pour les chevaux. »

Varnille s’arrêta brusquement, et attrapa les rênes de la monture de Carmin, la forçant à l’imiter.

« Vous ignorez ce que la présence du llormien signifie, n’est-ce pas ?!

-Effectivement. Ne le devrais-je pas ?

-Carmin, le temps des pitreries est fini !

-Ne me dîtes pas que vous y croyez. Personne ne peut devenir vaporeux, ou semblable à un souffle, ou peu importe. Varnille, ce n’était que les paroles d’un homme au bord de la folie. Je vous pensais plus maligne.

-Mon pauvre, rétorqua-t-elle, visiblement dégoûtée. Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Si ce n’était que sa capacité à se transformer… Avec un tel atout dans la manche du roi Gongénoire de Lancine, Argogue pourrait très bien tomber.